L’UX des musées : Le spectaculaire muséal 2.0
Dans le monde, 230 millions de personnes ont visité les musées en 2019 contre 71 millions en 2021, malgré la reprise des activités culturelles (Source : The Art Newspaper). En France, il s’agirait d’une baisse de 65% de la fréquentation selon le Ministère de la Culture.
Les expositions temporaires se font alors “blockbuster” : toujours plus visuelles, graphiques, immersives et interactives pour conquérir de nouveaux publics.
En 6 mois, la très visuelle (et instagrammable) exposition Pop Air qui s’est achevée en septembre à la Villette à Paris – après prolongation – a réuni 723 000 visiteur·euse·s, se rapprochant du million annuel des grands musées de la capitale.
Le spectaculaire muséal théorisé par François Mairesse se transforme au prisme des réseaux sociaux et du numérique. Les visiteur·euse·s sont invité·e·s, voire incité·e·s par les musées à se faire le relais sur les réseaux, à travers leurs plus beaux clichés de ces expositions-évènements. 66,9 millions, c’est le nombre de vues que comptabilise le hashtag #exposition sur TikTok.
Passage en revue de l’expérience visiteur des musées en 2022.
Le spectaculaire muséal se réinvente
Dans son ouvrage, Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal (2002), François Mairesse décrit l’entrée des musées dans l’ère du spectacle selon 4 critères :
- L’architecture de génie qui évoque l’accueil des œuvres au sein d’architectures phénoménales ou insolites, comme le Centre Pompidou, le musée Guggenheim à Bilbao ou plus récemment la Fondation Vuitton et le Louvre Abu Dhabi. La sémioticienne Isabella Pezzini évoque quant à elle, des musées qui “sont eux-mêmes des œuvres”, des “icônes métropolitaines”, qui constituent des points de repère pour les citoyens.
- La primauté de la technique qui renvoie à l’utilisation des nouvelles technologies dans les domaines muséaux (recherche, préservation, exposition) et également à l’idée de consommation de l’art (produits dérivés, librairies, restaurants, boutiques).
- Le ludique qu’on apparente notamment à l’avènement de l’immersif et de l’interactivité (cf. Atelier des Lumières, exposition L’horizon de Khéops de l’Institut du monde arabe, exposition Shiny Gold à la Gaîté Lyrique, etc.).
- Le règne de l’événementiel que traduit le développement des expositions temporaires, ancrées dans l’actualité et qui éclipsent parfois les collections permanentes.
Nous sommes tentés d’y ajouter un 5e critère, l’avènement du participatif :
Le visiteur est de plus en plus invité à être acteur de sa visite en partageant ses clichés sur les réseaux sociaux via les hashtags, comme en témoigne la charte des bonnes pratiques dans les établissements patrimoniaux : “Ces dernières années, la pratique photographique et filmique dans les musées et les monuments est devenue un phénomène courant qui trouve souvent son prolongement sur les réseaux sociaux.” (Ministère de la Culture – 2014).
Le participatif s’invite également dans l’incitation faite au visiteur de partager son retour d’expérience : livre d’or numérique, borne permettant d’évaluer sa satisfaction en fin d’exposition, enquêtes in situ en face à face à l’issue de la visite.
Mise en scène du soi et de l’oeuvre dans des musées devenus “instagrammables”
La pratique photographique dans les musées n’est pas récente et remonte au XIXe siècle – mais elle a été révolutionnée par le partage de photos personnelles sur des plateformes numériques.
Sébastien Appiotti, chercheur en communication et auteur de l’ouvrage Prendre des photos au musée nous expose la notion “d’image conversationnelle” : l’image ne sert plus seulement de souvenir, elle est faite pour être partagée, pour être un “embrayeur de conversation.”
Une conversation qui se fait à la fois avec l’image, mais également à propos de l’image et de son sujet ; entre le visiteur et l’œuvre, mais aussi entre visiteurs. Le visiteur se met en scène, à l’image d’un shooting photo dans la finalité de s’exposer sur les réseaux sociaux.
A voir :
Le compte instagram Match with art, en est une belle illustration. La tenue de la créatrice de contenu, visiteuse esthète, est pensée pour s’accorder avec l’œuvre, créant par là une œuvre nouvelle à travers sa photo.
Publications Instagram du compte @matchwithart
Du “no pic” à l’incitation photographique
Il aura fallu une polémique en 2015 impliquant la Ministre de la Culture d’alors, Fleur Pellerin, pour que le Musée d’Orsay lève son interdiction de prendre des photos qui courait depuis 2010 !
Les temps ont bien changé : de plus en plus de musées et d’expositions repensent leur parcours autour de la pratique photographique que ce soit dans la signalétique ou la scénographie.
Travail des lumières pour optimiser les prises de vues, couleur des murs ou encore installation de miroirs (au mur, au sol, au plafond), tout est fait pour rendre l’expérience “instagrammable”, dans une recherche esthétique. Exemples récents : le Musée de l’Illusion à Paris, l’exposition Pop Air à la Villette, Smile Safari à Lille et l’Ice Cream Museum à New-York.
Le musée de l’Illusion à Paris, le Smile Safari à Lille et la récente exposition PopAir de la Villette cumulent des milliers de publications sur Instagram.
Nous avons visité pour vous l’exposition Shiny Gold à la Gaîté Lyrique, par ici pour notre expérience visiteur.
L’explicitation d’une signalétique permissive, voire incitative
“Ce qui a évolué c’est tout ce qui est lié à la mise en circulation d’images en lien avec le numérique et les réseaux sociaux”. Sébastien Appiotti évoque une “explicitation de la signalétique” pour favoriser la prise de vue pendant les parcours au sein du musée :
- Présence en début d’exposition d’une signalétique autorisant la pratique photographique conditionnée à certaines interdictions, comme l’absence de flash, de trépied ou de perche à selfie.
- Une signalétique dédiée aux “temps morts” ou de transition pendant le parcours, mis à profit pour inciter la prise de vue, parfois à l’appui d’un hashtag spécifique qui permet de relayer l’image sur les réseaux sociaux.
- La mise en place de photocalls ou de social feed walls, écrans qui diffusent en temps réel les participations des visiteurs avec le hashtag dédié.
Une transformation qui peut menacer le confort de la visite
Côté visiteur, la recherche de l’instagrammable se fait parfois au détriment de l’expérience utilisateur.
De nombreuses expositions, extrêmement populaires sur les réseaux sociaux, se sont avérées décevantes pour les visiteur·euse·s, rattrapé.e.s par les aléas du réel : affluence importante, temps d’attente, manque de réelle interactivité avec les œuvres.
De plus en plus proposée au sein du parcours de visite, la notion d’interactivité dans les musées ne date pas d’hier et prend une grande part dans l’expérience visiteur.
L’interactivité dans les musées, des 70’s à nos jours
L’interactivité est abordée dès les années 70, notamment dans les projets muséologiques des centres de sciences et techniques, comme celui de l’Exploratorium de San Francisco. Ce musée précurseur des musées scientifiques, a été créé par Frank Oppenheimer, et a par ailleurs inspiré le projet de création du musée de la Villette fondé en 1979.
Selon Joëlle Le Marec, docteure en sociologie, l’interactivité s’applique “à toutes sortes de manipulations techniques, d’expérimentations, d’explorations, nécessitant une participation active de la part du visiteur”.
Aujourd’hui, les nouvelles technologies sont mises au service de l’interactivité avec les visiteur·euse·s, à travers différents dispositifs multimédias, notamment dans des visées ludiques ou éducatives.
- Les QR codes en début d’exposition pour obtenir des informations sur les oeuvres ou l’artiste (Frida Kahlo, au-delà des apparences au Musée Galliera) ;
- L’utilisation d’éléments tactiles : un mur permettant de faire des graffitis numériques à l’exposition CAPITALE(S) à l’Hôtel de ville ;
- Les audio-guides Nintendo 3DS au musée du Louvre ;
- La réalité virtuelle n’est pas en reste, actuellement aux expositions : L’horizon de Khéops à l’Institut du monde arabe ou Venise révélée au Grand Palais immersif.
Main Page du site web de l’Exploratorium
La présence de miroirs est courante pour créer l’interaction entre les visiteur·euse·s et les oeuvres ou le lieu d’exposition – mais pourrait au moins dater de la Galerie des Glaces du Château de Versailles (1678).
Aujourd’hui, l’utilisation de miroirs dans les musées incite à la prise de vues et de selfies (cf. l’Atelier des Lumières, le Musée de l’Illusion, l’exposition Thierry Mugler au Musée des Arts Décoratifs, l’installation Olafur Eliasson à la Fondation Louis Vuitton).
Tik Tok tout puissant
Le réseau social au milliard d’utilisateur·rice·s se positionne comme un levier de communication indispensable, au service de la visibilité et de l’attractivité du secteur muséal.
Le Centre Pompidou, le MUCEM, les musées d’Orsay et de l’Armée… De plus en plus de grands musées possèdent un compte officiel sur TikTok, pour y partager leur actualité : agenda de la semaine, expositions en cours, lives, capsules didactiques.
Les hashtags #exposition, #expoparis ou encore #museeparis rassemblent des centaines de vidéos et comptabilisent des millions de vues. Pendant le confinement, Tik Tok a lancé en 2020 et en 2021, deux saison culturelles sous le hashtag #CultureTikTok », en partenariat avec de grands musées.
Un établissement patrimonial historique sur Tik Tok : le Musée de l’Armée
Il s’agit du musée le plus visité lors des journées du Patrimoine de 2019 et 2022, avec 30932 visiteurs cette année. Sa présence au sein de l’Hôtel des Invalides abritant le tombeau de Napoléon 1er, n’est sans doute pas étrangère à ce succès.
Joséphine Dezellus, Cheffe du département des études dans la direction du développement et des publics du Musée de l’Armée, nous indique cependant une fréquentation en augmentation, notamment chez les 18-25 ans. Les résultats d’une politique d’attractivité assumée auprès de cette cible prioritaire, qui bénéficie de la gratuité dans l’objectif de “poursuivre une pratique culturelle après le cadre scolaire”.
Présent sur Tik Tok depuis fin 2020, le musée compte 82K abonnés. Parmi ses vidéos les plus lues, des contenus en référence à la culture geek (jeux vidéos The Witcher, Battlefield 1 ou encore la série Game of Thrones), habilement reliés aux objets conservés dans le musée. La démarche témoigne de la manière dont le savoir-faire muséal poursuit sa transformation au prisme des enseignements du tout-virtuel imposé par la crise Covid.
Publications Tik Tok du musée de l’Armée
Activisme et spectaculaire muséal
Les musées, temples sacrés de la culture, gardiens d’un patrimoine offert au yeux de tous, sont actuellement les lieux symboliques ciblés par les activistes écologiques pour faire entendre leur voix.
Selon Sébastien Appiotti, ses actions sont conçues pour être spectaculaires grâce à des images choc et virales pensées pour interpeller. Elles participent d’une stratégie fondée sur une “photogénie de l’action”.
Une façon d’interroger notre rapport sacralisé à l’œuvre, à l’art, tout comme de questionner pourquoi pas, les pratiques RSE des musées et leurs mécènes.
Merci à nos contributeurs de novembre, Joséphine Dezellus, Cheffe du département des études dans la direction du développement et des publics au sein du Musée de l’Armée et Sébastien Appiotti, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au Celsa – Sorbonne Université pour leurs regards experts.