Seconde main : la place des designers

Seconde main : la place des designers

Seconde main : la place des designers 4890 2603 Wedo studios

Le neuf, c’est dépassé.

Les activités de troc, de prêt, de reconditionnement des produits et de vente entre particuliers décollent, et avec eux, la seconde main.

Vinted et Videdressing pour les vêtements, Leboncoin et Gens de confiance pour les ventes et locations diverses, même immobilières. Allovoisins pour les services de proximité,  linkNsport pour les équipements sportifs, BackMarket pour les devices, donnons.org pour donner plutôt que jeter… Même en puériculture, les plateformes fleurissent (Smala, ByBambou, Nuuns, Biicou, Beebs ou encore Family Affaire).

Moins coûteux et plus écologiques, les produits d’occasion sont de plus en plus plébiscités comme une bonne alternative au neuf. C’est un moyen de consommer de manière plus responsable dans un monde surpollué.

Car, on le sait, il faut moins produire. Cela signifie-t-il moins de design ?

Upcycling, recyclage, récolte, réhabilitation et redistribution des matières premières et des produits transformés… Moins produire, ce n’est pas forcément moins concevoir, au contraire. La place des designers dans la seconde main est donc cruciale.

La plateformisation au service de la seconde main

Leboncoin est l’un des sites les plus visités en France (29 millions de visiteur·se·s mensuel·le·s). Ces dernières années, beaucoup de plateformes similaires, dédiées à la seconde main, sont apparues et se sont développées sur des secteurs variés. Ces nouvelles plateformes sont même parfois lancées par des géants comme Facebook Marketplace.

Mode : la (fast-)fashion s’empare de la tendance seconde main

Dans le secteur de la mode, les grandes marques ont dû répondre à la concurrence d’acteurs comme Vinted en créant de nouveaux services, qui les exposent d’ailleurs à des soupçons de greenwashing.

La Redoute a lancé La reboucle, Zalando permet désormais de renvoyer d’anciens articles achetés chez eux pour bénéficier de bons d’achat et des marques premium se positionnent également (petit H d’Hermès, re-store des Galeries Lafayette).

Capture d'écran de Zalando

Zalando permet désormais de renvoyer ses anciens vêtements commandés sur le site, et de les échanger contre des avoirs pour de nouveaux achats.

Service public : la seconde main s’invite jusque dans les agences gouvernementales

En témoignent des initiatives comme la mise en place, en partenariat avec l’ADEME (Agence de la Transition Écologique), de Longue vie aux objets, un site permettant d’acheter de la seconde main mais également de réparer, recycler ou donner des objets.

L’objectif ? « Donner accès aux coordonnées du plus grand nombre de professionnels dont l’activité ou l’offre de service permet d’allonger la durée de vie des objets : des associations, des entreprises, des commerçants indépendants, des artisans, des collectivités, des enseignes de grande distribution, des plateformes digitales. »

Capture d'écran du site Longue vie aux objets

Sur Longue vie aux objets, les utilisateurs sélectionnent “acheter d’occasion » combiné à une catégorie, et sont redirigés vers des commerces ou enseignes proposant des objets de seconde main.

Capture d'écran du site Longue vie aux objets

Le site se présente également comme un outil pédagogique autour de la consommation responsable.

À Paris, la Mairie propose maintenant aux habitant·e·s faisant une demande de dépôt d’encombrants l’option de d’abord proposer les objets concernés au don.

Économies financières, attrait pour le vintage, conscience écologique ou encore volonté de consommer différemment, les raisons d’adopter la seconde main dans ses pratiques de consommation sont diverses.

Pumpipumpe : une plateforme innovante de prêt entre particulier·e·s

Lancé en 2012 par un collectif de designers suisses, le projet Pumpipumpe (“prête moi ta pompe à vélo” en dialecte alémanique) s’appuie sur un constat simple : pourquoi acheter des objets neufs qu’on utilisera une fois alors qu’on peut se les prêter entre voisin·e·s ?

L’association propose un catalogue de stickers (représentant des objets et même des services) à coller sur sa boîte aux lettres afin d’indiquer à ses voisin·e·s ce qu’on est prêt·e à leur prêter.

Cela concerne notamment les outils coûteux et peu utilisés, comme une perceuse achetée pour monter un meuble et qui n’a jamais resservi. Le principe s’applique cependant à toute sorte d’objets : machines à popcorn, appareils à raclette, barbecues, etc.

Ainsi, Pumpipumpe traduit une forme de bon sens, mais aussi une façon de lutter contre l’obsolescence programmée ou la production intempestive d’objets onéreux, destinés à être utilisés au mieux une dizaine de fois sur plusieurs années. 

Aujourd’hui, plus de 20 000 foyers en Europe utilisent les stickers Pumpipumpe pour partager leurs objets.

Capture d'écran du site Pumpipumpe
Capture d'écran du site Pumpipumpe

Dans ce nouveau système, basé sur la réduction de la consommation et donc de la production,  le designer a un rôle essentiel à jouer

La créativité des designers est mise à profit différemment. Ils et elles développent leur pratique d’une autre façon et les enjeux du design changent. Il ne s’agit plus de concevoir des objets mais de répondre à des questions de transitions plus globales, pour avant tout répondre aux besoins des utilisateurs.

Le design ne concerne plus l’objet seulement mais son utilisateur. Et ce transfert change grandement la manière de pratiquer des designers. 

Mettre en lien
Le rôle des designers sur les plateformes
de seconde main

Illustration article seconde main - wedo studios

Instaurer un rapport différent au produit 

Le rôle du designer sur ces plateformes de seconde main s’inscrit, de façon plus globale, dans le rôle qu’il ou elle joue dans la servicialisation (le transfert d’une production de produits à une production de services) actuelle du marché. 

Servicialisation du marché : exemple d'un vélo

Cette servicialisation du marché implique un rapport différent entre les utilisateur·rice·s et les objets qu’ils et elles utilisent (plutôt que de les posséder). La tendance de consommation “seconde main” s’inscrit dans ce sillage. 

La mise en lien est un fil conducteur du rôle des designers dans cette servicialisation : plutôt que de concevoir un vélo pour un·e utilisateur·rice, ils le ou la mettent en lien avec un vélo disponible. Dans le cas de la seconde main, il s’agit plutôt de mettre un utilisateur A, disposant d’un vélo par lequel l’utilisatrice B pourrait être intéressée.

Provoquer des interactions

Les interactions qui se faisaient autrefois de façon spontanée et informelle sont aujourd’hui encadrées dans un parcours utilisateur et guidées par des interfaces claires et facilitantes.

Négociations, offres de prix, paiement, délais d’envoi, livraison… Toutes ces étapes essentielles au processus d’achat et de vente sont désormais encadrées par les plateformes. 

Encadrer l’usage de la livraison sur les plateformes d’occasion permet de sécuriser le service, mais également de l’étendre. En effet, sur LeBonCoin ou Vinted, les échanges se faisaient souvent, il y a quelques années encore, par remise en main propre. En facilitant l’envoi à distance, ces plateformes ont considérablement élargi le public touché par une annonce. 

Capture d'écran de l'application Vinted

Vinted propose par exemple l’encadrement du processus de discussion avant achat avec des messages prédéfinis

Accompagner les acheteurs et vendeurs d’occasion

Illustration article seconde main - wedo studios

Si la seconde main attire de plus en plus, certain·e·s restent hésitant·e·s, notamment par crainte d’un écart de qualité entre les produits et services de seconde main par rapport au neuf.

Beaucoup de questions se posent. Comment savoir si cet objet va durer longtemps ou non ? Comment être sûr-e qu’il n’y a aucun vice caché, que l’objet et son état sont bien conformes à la description qui en est faite ? Comment avoir confiance en un particulier que je ne connais pas autant qu’en une entreprise à qui je commanderais cet objet (surtout dans le cas d’objets de grande valeur) ? Quel support en cas de problème ?

Les inquiétudes sont aussi du côté des vendeur·se·s. Comment être sûr-e que je recevrai l’argent qui m’est dû ? Comment assurer une livraison ? Comment envoyer un objet volumineux ou fragile ? 

Qu’il ou elle soit acheteur·se ou vendeur·se, protéger l’utilisateur·rice est essentiel. Chacun doit se sentir en sécurité, particulièrement lorsque des transactions sont en jeu. 

Le cas “Gens de confiance”

Créé en 2014 par trois Nantais suite à de mauvaises expériences sur les sites “classiques” de petites annonces, Gens de confiance permet à ses membres d’acheter, de vendre ou de louer mais sur recommandations.

En effet, si tout le monde peut s’inscrire et accéder aux petites annonces, seuls ceux parrainés par trois personnes peuvent y répondre.

L’existence de ce type de plateformes (dont l’exclusivité et donc l’exclusion de certains membres peut être discutable) traduit bien la réticence et la méfiance des utilisateurs face aux produits et aux sites d’occasion.

Capture d'écran du site Gens de confiance

Capture d'écran du site Gens de confiance

“Gens de confiance” propose de répondre à l’inquiétude des utilisateurs par un service exclusif, accessible uniquement sur recommandations.

D’ailleurs, ces sites sont de plus en plus nombreux à encadrer et sécuriser les échanges de leurs utilisateurs, à l’instar de Leboncoin. La plateforme, qui proposait au départ une simple mise en relation par affichage du contact, a affiné et développé ses services. Aujourd’hui, afin de rassurer, le site encadre notamment les échanges, le paiement à distance et en face à face ainsi que la livraison des objets.

Faciliter la vente

Pour attirer les acheteur·se·s, les plateformes de seconde main doivent proposer un catalogue suffisamment étoffé et diversifié. Pour cela, elles doivent avant tout attirer les vendeur·se·s.

Or, parfois, le temps passé à prendre son objet en photo, à définir son prix, à le décrire, à négocier ou préparer sa livraison suppose une charge mentale trop importante comparée au bénéfice financier tiré.

On parle alors d’ignorance rationnelle : pour pousser l’utilisateur à utiliser le service, il est essentiel de rendre toutes ces étapes les plus rapides et simples possibles

Pour les acheteur·se·s, il est parfois difficile de trouver des objets spécifiques. La conception de modes de recherches adaptés (systèmes de recherche par filtres par exemple) fait partie du rôle des designers pour accompagner les utilisateur·rice·s.

Exemple de recherche simplifiée d'objet

Rassurer sur la qualité des produits 

Les acheteurs ont besoin d’être rassurés : les grandes enseignes adaptent donc de plus en plus leur service, comme Decathlon seconde main. D’autres encore font reposer leur concept entièrement sur la réassurance des utilisateurs.

C’est le cas de Backmarket, la licorne française qui surfe depuis quelques années sur la vague de l’occasion en cherchant à “rendre les produits reconditionnés aussi fiables que désirables”.

Backmarket propose des produits “ni neufs, ni d’occasion : reconditionnés” et rassure les utilisateurs avec des garanties similaires à celles proposées à l’achat d’un produit neuf.

Capture d'écran du site BackMarket

Backmarket propose des pages détaillées pour accompagner les utilisateurs à toutes les étapes, même en cas de changement d’avis, et pour les rassurer concernant la qualité des produits.

Créer une expérience utilisateur désirable 

Vous avez peut-être déjà entendu parler de l’expérience envoûtante – voire hypnotisante- du déballage d’un produit Apple. Au-delà de l’aspect du packaging, c’est le geste, parfaitement pensé, le bruit de l’emballage, qui créent cette expérience captivante que les utilisateurs Apple connaissent. 

Cet enjeu de désirabilité soulève beaucoup de questions pour les acteurs de la seconde main. Comment le déballage d’un produit envoyé par un inconnu, dans un vieux carton retrouvé chez lui, recouvert de 42 tours de scotch pour éviter qu’il ne s’ouvre en route, peut-il concurrencer un moment presque suspendu dans le temps ? Comment faire rêver avec la seconde main ? Comment faire vivre une expérience au moins aussi satisfaisante (voire émotionnelle) avec de l’occasion qu’avec du neuf ?

D’utilisateurs à membre : l’expérience de la communauté 

Sur Vinted, une vraie communauté d’utilisateurs s’est créée avec les “Vintees”. Les utilisateurs et utilisatrices sont d’ailleurs appelés des “membres.” Comme de nombreux services, Vinted leur donne un statut particulier.

Pourquoi parler de membres ? Le podcast “Parlons design” a consacré un épisode à cette pratique de conception qui se développe de plus en plus. En effet, la notion d’utilisateur et utilisatrice reste plus distante, créant une sorte de hiérarchie entre concepteur-rice et utilisateur-rice. En faisant passer les utilisateurs au statut de membres, on les inclut dans le service et on en fait des parties prenantes. 

Évidemment, ce n’est pas qu’une question de dénomination, ça se traduit aussi par de réelles évolutions pour les utilisateurs. On leur permet de contrôler et de comprendre les choses en leur donnant les bons outils et les bonnes informations notamment en ce qui concerne la vie privée et la sécurité.

Le rôle de membre induit aussi des interactions entre utilisateurs et utilisatrices, notamment sous la forme de forums. Sur Vinted, par exemple, les interactions entre Vintees sont très développées : sur les forums, ils échangent sur des sujets variés qui vont souvent au-delà du simple échange de vêtements de seconde main.

En bref, le statut de membre donne un vrai rôle à l’utilisateur dans la vie du service et l’engage beaucoup plus, tout en le tranquillisant et en lui faisant vivre une expérience plus fluide et plus sereine. 

La seconde main se démocratise et s’étend à tous les domaines. A l’heure où les produits eux-mêmes évoluent, notamment avec l’explosion du distanciel sous toutes les coutures, elle ouvre des perspectives extrêmement créatives, et de nouveaux challenges pour les designers. Quels nouveaux produits pourraient être revendus et réutilisés ? Comment revendre un livre virtuel Kindle ou encore un article de mode virtuel ? Les designers actuel·le·s devraient-ils systématiquement prendre en compte la potentielle revente d’un produit dès sa conception ?

La seconde main n’a en tout cas certainement pas fini de faire parler d’elle.