Le design systémique en 4 cas pratiques
Aujourd’hui, de nombreux produits ou services soulèvent des problématiques importantes liées à leur impact (négatif) sur les systèmes dans lesquels ils évoluent. Des situations qui auraient pu être évitées grâce au design systémique.
Dans notre article consacré à cette approche, le design systémique repose essentiellement sur la réflexion autour de la complexité des systèmes. Cela passe notamment par la prise en compte des acteurs qui interviennent dans ces réseaux, mais aussi des actants, humains et non-humains, concernés par le produit ou le service en question.
Lors de notre entretien avec Sylvie Daumal, nous avons pu découvrir des exemples pour lesquels le design systémique aurait pu faire la différence. Nous avons également compilé des exemples de projets innovants, auxquels le design systémique a été appliqué avec succès.
Découvrez-les : des acteurs privés au service public parisien !
Des cas où le design systémique ont manqué
Selon Peter Senge, professeur et théoricien systémique américain, “les problèmes d’aujourd’hui viennent des solutions d’hier”.
Des centrales nucléaires aux avions, en passant par l’agriculture, toutes ces innovations répondaient à une problématique du passé. Mais face au changement climatique, à la guerre de l’eau ou encore à l’inflation, elles se présentent aujourd’hui comme des problèmes à régler.
C’est le cas de nombreux produits et services qui, à leur début, semblaient répondre parfaitement aux besoins des utilisateurs, mais qui au fil du temps ont participé à créer des situations d’insécurité ou d’injustice sociale. Dans cet article, nous avons choisi de vous présenter deux exemples : Airbnb et les opérateurs de trottinettes en libre service.
Airbnb et la crise des logements
Fondée en 2008, la plateforme de location saisonnière est aujourd’hui un leader incontesté du tourisme à travers le monde. Elle est la troisième plateforme touristique la plus visitée dans le monde : en mai 2022, le site comptait près de 100 millions de visiteur·euse·s.
Malgré son succès, Airbnb fait face à un mécontentement croissant ; non pas de ses utilisateur·rice·s, mais bien de la part d’acteur·rice·s externes impactés négativement par son activité. En effet, beaucoup considèrent que la plateforme de location saisonnière contribue à la précarité des logements dans les grandes villes.
En 2020, plusieurs villes européennes, dont Paris, Amsterdam ou encore Florence se sont mobilisées pour demander à la Commission européenne une régulation plus sévère contre ce type de plateforme. Berlin a déjà mis en place une réglementation spécifique pour les locations saisonnières : les propriétaires qui souhaitent passer par des plateformes comme Airbnb doivent se doter d’un permis spécial.
Le problème
À l’origine, la finalité du service proposé par Airbnb était de permettre aux touristes de s’immerger dans une nouvelle culture, en se rendant chez l’habitant, voyageant ainsi à petits prix. La plateforme représentait également un moyen pour les propriétaires de percevoir une rémunération complémentaire en faisant usage de leur logement en leur absence.
Le regard systémique
S’ils ont pris en compte les besoins des utilisateurs du site, les designers en ont oublié les acteurs externes (humains et non-humains) impactés de près ou de loin par le service. Parmi ces acteurs, on peut citer :
- Les voisins qui subissent les emménagements intempestifs ou encore les nuisances sonores ;
- Les commerces de proximité qui ne peuvent pas fidéliser de clientèle ou encore doivent s’adapter aux flux de touristes et à leurs besoins ;
- Les autochtones qui subissent la pénurie de locations longue durée et par conséquent l’augmentation du prix des loyers ;
- Les appartements ou immeubles d’origine qui sont altérés pour s’adapter à l’activité touristique.
Une étape importante qu’est la cartographie des actants, humains (voisins, petits commerces), comme non humains (immeubles) a peut-être manqué pour une appréhension globale des différents impacts du service sur son environnement.
La fin des trottinettes électriques en libre service
Depuis 2018, les services de trottinettes électriques en libre service se multiplient, notamment à Paris. En effet, les trois opérateurs principaux que sont Dott, Lime et Tier exploitent aujourd’hui pas moins de 15 000 trottinettes dans la capitale.
Le problème
Dès son lancement, le service présente des frictions importantes : risques d’accidents (en 2022, on recense 3 morts et 459 blessés dans des accidents impliquant des “engins de déplacement personnel motorisés”) ou encore l’encombrement de l’espace public (à Paris, il n’est pas rare de croiser des trottinettes abandonnées dans les rues ou sur les trottoirs).
Moyen de transport ludique, peu encombrant et à faibles émissions de CO2, la trottinette électrique connaît rapidement un grand succès. Les opérateurs de trottinettes en libre service y voient alors une excellente opportunité de proposer un service innovant, pratique, économique et même écologique.
Le regard systémique
Mais le design ne s’arrête pas seulement à la conception d’un service pratique et rentable ; il s’agit également de penser à leur intégration au sein d’un écosystème.
On pense notamment :
- Aux mésusages ou aux antipersonas : abandons sauvages des trottinettes, circulation sur les trottoirs, excès de vitesse, comportements dangereux, etc.
- À l’impact environnemental à long terme : si, dans son utilisation, la trottinette électrique émet peu de CO2, il n’en est pas de même pour sa conception (batterie lithium, cadre en aluminium…). Ajoutez à cela la durée de vie plus courte des trottinettes en libre service qui peuvent être rapidement abimées par certains utilisateurs, on estime qu’elles seraient 10 fois plus polluantes que le métro et le RER.
- À la création de métiers précaires et dangereux : comme par exemple les “juicers”, chargés du rechargement et du redéploiement des trottinettes, ou encore les centaines de salariés qui se retrouveront sans emploi suite au vote du 2 avril 2023.
Malgré de nombreuses tentatives de régulation, et des évolutions itératives (législation, assurances, immatriculation des trottinettes) les trottinettes en libre service dérangent.
La ville de Paris a donc organisé le 2 avril 2023, une votation citoyenne afin d’arbitrer sur l’interdiction ou le maintien de ce service dans la capitale : 90% des votes étaient en faveur de la suppression des trottinettes en libre service. Les services devraient donc être retirés d’ici le 31 août (date de fin de contrat des opérateurs).
L’absence de compréhension en amont, des interactions possibles entre le service et ses différents usages a finalement conduit à sa sanction : par le vote majoritaire de non-usagers (103 000 votants pour 400 000 utilisateurs de trottinettes en 2022 selon les opérateurs).
Le design systémique par Tom Bosschaert
Certains designers ont compris la complexité du monde qui les entourent et par conséquent la nécessité de concevoir des produits et des services qui non seulement répondent aux besoins des utilisateurs mais s’intègrent durablement dans les systèmes dans lesquels ils évoluent.
C’est le cas de Tom Bosschaert, designer néerlandais, spécialisé dans le design systémique. Il est l’auteur de l’ouvrage Symbiosis in Development (SiD), un guide complet sur l’approche systémique du développement durable. En 1999, il crée Except, une agence à la fois de design, de communication, de conseil ou encore de formation, qui développe des projets autour du design systémique.
IKEA : un catalogue plus durable
Depuis 2020, la firme suédoise ne distribue plus son fameux catalogue. Mais avant cela, le catalogue IKEA était le livre le plus distribué au monde (plus de 190 millions d’impressions en 2019). Avec autant d’exemplaires, IKEA représentait la plus grande chaîne d’impression au monde.
En 2014, l’entreprise suédoise fait appel à l’agence de Tom Bosschaert pour travailler sur la consommation en énergie et sur la durabilité de cette production à grande échelle. En utilisant la méthode SiD – Symbiosis in Development, l’agence réalise une analyse systémique de tout le processus d’impression du catalogue. L’objectif ? Permettre aux service des achats de choisir les bons fournisseurs en fonction de différents critères environnementaux (consommation d’énergie, d’eau, émissions de CO2, déchets, etc.) afin de créer une chaîne d’approvisionnement durable et plus respectueuse de l’environnement.
Après seulement un an de coopération, les émissions de CO2 liées à la production du catalogue ont diminué de 2% et la consommation d’énergie globale de 8%. Le papier utilisé est certifié FSC 100%.
Heineken : la bière circulaire
La branche néerlandaise de la marque de bière a pour objectif de devenir complètement circulaire d’ici 2030. En 2018, elle fait donc appel à Tom Bosschaert et son équipe pour identifier les impacts négatifs de la production des bières Heineken et ainsi créer une feuille de route vers une circularité complète.
Depuis cette collaboration, de nombreux changements ont été intégrés dans la chaîne de production d’Heineken Netherlands qui depuis 2020 tourne à 100% à l’énergie verte.
Parmi ces changements, on peut notamment citer :
- La réduction des émissions de CO2 des brasseries,
- L’utilisation de l’énergie éolienne et solaire pour alimenter les brasseries,
- La production de biogaz avec les eaux usées et les déchets issus de la production,
- La livraison des pubs néerlandais par des véhicules électriques.
Camion de livraison Heineken électrique à Amsterdam.
Design systémique, environnement et justice sociale
La finalité du design systémique est de créer un design à impact positif dans la durée. S’il permet aux entreprises de parfaire leur image, de s’adapter aux exigences des nouvelles générations ou encore d’appréhender les réglementations du marché, le design systémique s’adapte encore mieux aux projets à finalité sociale et aux services publics.
Le traitement des eaux usées aux Pays-Bas, un modèle pour la France ?
En 2012, l’agence de Tom Bosschaert entame un projet qui explore le système de traitement des eaux usées aux Pays-Bas et son rôle dans la distribution d’eau potable ou encore l’utilisation des énergies renouvelables. L’objectif de ce projet était de travailler sur une vision à l’horizon 2030 sur la place des stations d’épuration dans 4 branches essentielles de la société : l’environnement bâti, l’agriculture, l’industrie et les terrains naturels.
Selon leurs recherches, les stations d’épuration ont le potentiel d’avoir un réel impact positif sur la société notamment grâce à la transformation de la chaleur émise en énergie renouvelable pour alimenter les villes, la production de biogaz ou de fertilisants naturels pour les terrains agricoles.
En France aussi la question de l’eau inquiète de plus en plus. Le gouvernement a d’ailleurs annoncé en avril 2023, la mise en oeuvre de son “plan eau”, qui prévoit entre autres d’intégrer la réutilisation des eaux usées. En effet, en France, seulement 1% des eaux usées sont réutilisées (contre 8% en Italie, 14% en Espagne et 85% en Israël) en raison d’une réglementation stricte mais aussi d’un manque d’équipements dans les stations d’épuration.
Pourtant, comme l’a démontré Tom Bosschaert dans son projet, la réutilisation des eaux usées pourrait faire la différence en termes de durabilité ou de sobriété énergétique (irrigation de certaines terres agricoles, nettoyage des espaces publiques, arrosage des espaces verts, etc.)
Rénovation des écoles à Marseille pour toutes et tous
En 2021, la ville de Marseille lance un grand plan de rénovation de 470 écoles dans le but de “rétablir l’équité territoriale et garantir l’égalité des chances pour toutes les Marseillaises et tous les Marseillais”. En quoi ce projet s’apparente à du design systémique ?
- Le plan de rénovation a été réalisé en aval d’une discussion avec tous les acteurs concernés par le projet (les parents, les élèves, les enseignants, le personnel des écoles, etc) afin d’appréhender leurs questionnements et leurs besoins ;
- Le projet tient compte de différents facteurs non-humains tels que le respect du bâti existant, l’évolution de la ville et de l’environnement alentour, les moyens de transport, etc. ;
- Il inclut plusieurs initiatives en faveur de l’environnement : la végétalisation des cours de récréation, l’installation de panneaux photovoltaïques, des constructions bioclimatiques, ou encore l’utilisation de matériaux recyclés ou biosourcés ;
- Le plan de rénovation des écoles de Marseille s’intègre également dans une volonté de justice sociale puisque l’objectif est de garantir à tou·te·s l’accès à des bâtiments et des équipements durables, fonctionnels et de bonne qualité.
Vers une systématisation du design systémique ?
L’approche est relativement récente, peu exploitée en France, malgré les avantages qu’elle présente pour les organisations.
Le design systémique représente une solution évolutive et régulièrement actualisée pour s’assurer de concevoir des produits et des services qui s’adaptent aux systèmes complexes qui nous entourent.
De la cartographie des acteurs et actants, à la roue du Futur, la boîte à outils du design systémique est fournie, et se prête à une typologie de projets variée (taille, budgets alloués, délais, acteurs mobilisables, politiques publiques), pour comprendre un écosystème parfois complexe.
Ce temps de recherche permis par la démarche systémique et sanctuarisé en début de projet, permet d’éviter la fin prématurée d’un service, les écueils d’une législation de plus en plus contraignante en matière environnementale, et une prise de conscience nécessaire quant à l’impact des activités humaines sur l’urgence climatique.