Le futur est-il haptique ?
Meta a dévoilé cet hiver son gant haptique, une recherche étroitement tournée vers le développement des metaverses et dont le principal objectif est l’immersion sensorielle. C’est pourquoi l’haptique, du grec haptein (“toucher”), est un enjeu important.
Tout comme le design sonore concerne l’ouïe, le design haptique concerne la sensibilité cutanée. Il s’agit du vibreur de votre téléphone, du bipeur d’attente dans votre fast-food, des signalétiques en relief sur le sol à l’intention des personnes non-voyantes, ou encore des bandes d’autoroute qui font trembler la voiture lorsqu’on roule dessus.
L’expérience numérique, visuelle mais aussi de plus en plus auditive, se tourne maintenant vers l’haptique, soit l’étude de la sensation physique, mais également de la kinesthésie, c’est-à-dire la perception du corps dans l’espace. Le gant de Meta a pour vocation de transmettre à ses utilisateur·rice·s des sensations fidèles, pour qu’ils et elles aient l’impression de tenir des objets, caresser un animal, appuyer sur un bouton.
Design haptique et accessibilité
L’haptique est entre autres une belle solution d’accessibilité, notamment dans le cas de personnes malvoyantes ou non voyantes. Les dispositifs haptiques permettent de transmettre une information à travers un sens autre que l’ouïe qui est déjà souvent sur-sollicitée chez ces personnes. C’est le principe même de l’écriture braille, bien que celle-ci soit peu utilisée.
Le Japon est particulièrement en avance sur la signalétique haptique. Dans les transports publics, des parcours podotactiles orientent les personnes non-voyantes ou malvoyantes. Dans les supermarchés, on retrouve des petites encoches au coin des briques de lait pour différencier les types de lait ou encore une inscription en braille sur les canettes pour différencier les boissons avec et sans alcool.
Des parcours podotactiles dans le métro japonais
Des encoches permettant de différencier les types de lait
Des inscriptions en braille sur les canettes
Aux Pays-Bas, les designers Boey Wang et Simon Dogger ont créé le projet Haptics Aesthetics pour créer un lien entre le monde voyant et non-voyant à travers le toucher. Le projet se compose de la série Haptics of Cooking, des ustensiles de cuisine aux caractéristiques et aux formes adaptées pour une manipulation sécurisée et efficace par des personnes atteintes de déficiences visuelles.
On y retrouve également The Emotion-whisperer ou “chuchoteur d’émotions”, un petit objet capable de traduire et transmettre les émotions d’une personne sous forme de retours haptiques.
Parmi les ustensiles Haptics of Cooking, des verres mesureurs avec des fentes sur le côté qui indiquent à l’utilisateur·rice quand il ou elle a atteint la quantité souhaitée.
C’est aussi l’ambition de SoundShirt, la chemise haptique qui permet aux personnes sourdes de ressentir la musique par retour haptique, une autre manière d’expérimenter et de partager l’art.
Des prototypes de sacs à dos, de manches, de bracelets et autres accessoires haptiques sont en cours de développement, avec pour objectif principal de permettre aux personnes malvoyantes ou non-voyantes d’évoluer plus facilement et sereinement dans les lieux publics.
Enfin, les technologies haptiques représentent une évolution particulièrement importante pour le développement de prothèses de jambes et de bras directement connectées aux nerfs des patient·e·s. Elles permettent aux personnes concernées un contact plus immersif avec leur prothèse et leurs sensations physiques, ce qui permet de mieux les assimiler et augmente leur autonomie.
L’haptic feedback
L’haptic feedback (“retour haptique” en français), est surtout un moyen de rendre visible une action, un signal qui affine l’IHM (interaction homme-machine).
C’est la réponse sensorielle d’un appareil à son utilisateur·trice pour lui confirmer qu’il y a bien eu une interaction ou que celle-ci à bien été prise en compte. C’est le paradoxe des écrans tactiles et de l’absence de touche. L’intérêt du retour haptique est justement de reproduire cette sensation, cette pression ressentie quand on enfonce un bouton par exemple.
Les utilisateur·rice·s aspirent aujourd’hui à plus de physicalité dans leurs expériences numériques.
Il existe plusieurs types de retour haptiques :
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- L’haptique vibrotactile est de loin la technique la plus répandue aujourd’hui. Ce sont les vibrations de votre téléphone ou de votre manette de jeu vidéo.
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- Les ultrasons recréent une sensation de toucher sans même qu’il y ait contact avec une surface. Encore expérimental, ce dispositif envoie des ondes d’ultrasons ciblées qui poussent la surface de la peau.
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- La technologie à air pulsé est notamment développée sur le marché des sextoys.
Dans les téléphones
L’iPhone est un bon exemple de système parsemé d’haptic feedback. Apple a en effet développé sa propre technologie haptique, le Taptic Engine, qui permet aux designers d’intégrer le retour haptique dans leurs applications (un guide est d’ailleurs disponible sur leur site).
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- Sur l’écran principal, quand on laisse le doigt appuyé sur une application, on sent une légère vibration avant que le menu apparaisse.
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- Sur l’écran verrouillé, on peut activer la lampe torche en appuyant (fortement) sur l’icône.
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- Au moment d’envoyer un Airdrop, un retour haptique confirme le début de l’envoi, puis la bonne réception du fichier.
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- Quand on effectue un paiement avec Apple Pay, on sent une vibration pour confirmer le paiement.
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- L’Apple watch peut communiquer l’heure à son utilisateur·rice grâce à des vibrations (chiffres, succinct ou morse).
Les applications mobiles intègrent de plus en plus de retours haptiques dans leurs parcours. Sur Pinterest, quand on laisse le doigt appuyé sur une image, on sent une légère vibration avant que le menu apparaisse, une autre quand on navigue dans le menu et encore une autre quand on enregistre une “épingle”. L’application Citymapper vibre quand on passe à l’étape suivante du trajet sans qu’on ait besoin de regarder l’écran.
Dans l’automobile
Le design haptique fait intrinsèquement partie de l’expérience des conducteur·rice·s : le capteur de la pédale d’accélérateur analyse la pression exercée pour adapter la puissance du moteur, et le système AFIL (alerte de franchissement involontaire de file) envoie des vibrations dans le siège ou le volant quand le ou la conducteur·rice franchit une ligne blanche sans clignotant.
Aujourd’hui, la plupart des tableaux de bord sont équipés d’écran tactiles, et de signaux visuels multiples, paradoxalement susceptibles de détourner le regard de la route. L’Audi E-TRON contourne cette nécessité car l’écran réagit au toucher du ou de la conducteur·trice et lui envoie un signal haptique de confirmation quand une action a été effectuée.
L’haptique peut aussi être utilisé comme outil de conception pour faciliter et améliorer le travail des designers. La marque japonaise Nissan s’est associée à l’entreprise HaptX pour fabriquer des gants haptiques dans le cadre de prototypage virtuel. Ces gants permettent notamment de rendre les prototypes virtuels plus réalistes et donc de réduire le temps et les coûts de conception.
Dans le gaming
Le retour haptique est présent dans les manettes des jeux vidéo depuis longtemps, mais n’a pas beaucoup évolué depuis les manettes de Playstation ou de Xbox qui permettent de “ressentir” certaines actions grâce à des vibrations (jeux de tirs, de courses de voiture).
Le développement des metaverses pousse cependant les géants de la tech à investir dans des wearables aux retours haptiques de plus en plus réalistes. Après les évolutions des graphismes vers des univers de plus en plus réalistes, l’objectif est de reproduire au plus près les sensations physiques de ces environnements.
Le gant de Meta permet de “toucher” un objet, de caresser une surface à l’intérieur du metaverse. Encore en développement dans le Reality Labs de l’entreprise, ils sont équipés de coussinets (ou actionneurs) qui recouvrent les doigts et la paume, de petites caméras et de capteurs sensoriels qui enregistrent les mouvements de la main.
D’autres entreprises ont choisi de développer des vestes haptiques qui permettent de ressentir de multiples sensations comme des coups et des impacts de balles ou encore le vent qui caresse la peau, la pluie, etc.
C’est le cas de la Skinetic d’Atronika, la veste de Woojer ou encore la Tactsuit de bHaptics. La Teslasuit, elle, est une combinaison haptique entière qui permettrait de ressentir différentes températures ou sensations dans différentes parties du corps.
Dans le biomédical
Dans le domaine bio-médical, les technologies haptiques permettent d’explorer des techniques nouvelles. C’est ce que réalisent des équipes de recherche de l’Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique (ISIR) grâce à des robots haptiques.
Ces robots permettent pour l’instant d’examiner et de manipuler des cellules in vitro (placées dans un environnement défini et contrôlé), mais l’objectif à long terme est de pouvoir travailler sur des cellules in-vivo (dans leur milieu naturel). La manipulation à micro-échelle est ainsi facilitée.
Les robots peuvent aussi faciliter certains types de chirurgie. Grâce à leurs manettes haptiques, ils permettent aux chirurgien·ne·s de “sentir” les tissus et de pouvoir intervenir dessus de manière moins invasive, réduisant le temps de guérison des patients notamment.
Dans le cas de chirurgies laparoscopiques par exemple, les robots haptiques donnent la possibilité aux chirurgien·ne·s d’opérer à distance avec une précision accrue. Cela permet à certains soins d’être plus accessibles, ou tout simplement d’intervenir immédiatement lors d’une situation d’urgence, même sans être sur place.
Enfin, des simulateurs haptiques présentent aussi une alternative pour les étudiant·e·s en médecine et en chirurgie, qui ne sont plus forcé·e·s de s’entraîner uniquement sur des cadavres.
Intégrer l’haptique à vos projets
Chercher où les autres sens sont limités ou manquant permet de trouver un point de départ intéressant en début de développement. Comme toujours, il s’agit avant tout de se concentrer sur les besoins des personnes, et de trouver des solutions satisfaisantes. On a aussi regroupé 8 conseils pour se lancer.
1. La simplicité : Less is more
Créer des séquences de feedback haptiques simples et reconnaissables, et les intégrer avec parcimonie. Si plusieurs séquences sont nécessaires, choisir une base et la décliner.
2. La responsivité : Action, réaction
Le feedback doit être immédiat et directement lié à l’action de l’utilisateur·rice. Le design haptique s’ancre dans l’expérience et doit intervenir en temps réel.
3. La cohérence : Être prévisible
Le feedback haptique ne doit pas être une surprise. Sinon l’utilisateur·rice l’identifie comme un signe d’avertissement ou ne le comprend tout simplement pas. Il faut donc construire des modèles familiers qui s’intègrent fluidement dans l’UX.
4. La réciprocité : Les retours haptiques des utilisateur·rice·s
Sur le plus long terme, réfléchir aux retours haptiques venant des utilisateur·trice·s. Le feedback entraîne-t-il une réaction, un mouvement ? Prendre en compte et développer un échange gestuel IHM augmente le potentiel immersif.
5. La multisensorialité : Communiquer avec les autres sens.
Le design haptique est le prolongement d’une expérience sensorielle complète : vue, ouïe, parfois même odorat en font partie. Les expériences multisensorielles améliorent le temps de réaction, l’apprentissage et la réalisation des tâches. Il faut donc inscrire les éléments haptiques dans cet ensemble, ce qui permet aussi de développer des nuances haptiques diverses, au-delà des seules vibrations.
6. La sensorialité augmentée : Rester naturel
Les technologies haptiques permettent d’expérimenter des sensations physiques augmentées, mais tirées de la réalité. Il faut les concevoir comme un prolongement de sensations naturelles : évaluation des distances, volumes et poids, coordination des mouvements, réactions émotionnelles, ressentis des textures, etc.
7. La charte haptique : Cartographier le corps.
Soigneusement prendre en notes les différentes significations associées aux positions, gestes, zones et réactions tactiles pour développer un langage corporel affiné et spécifique, afin de construire des signaux haptiques non ambigu.
8. L’émotion : Toucher ses publics
Le toucher est un sens particulièrement intime et chargé d’émotion. Il peut mettre en confiance, exprimer des intentions et ressentis non verbaux. C’est une couche supplémentaire à la communication verbale et visuelle des IHM, mais aussi potentiellement d’humain·e·s à humain·e·s.
Le design haptique vise-t-il la Lune ?
Dans un contexte de recherche d’immersion maximale, le design haptique ouvre un nouveau champ des possibles, pour des applications ludiques, mais aussi dans des perspectives scientifiques, médicales et exploratoires. Il semblerait que des robots haptiques seraient même envisagés pour permettre l’exploration de la lune ou de nouvelles planètes.
En UX, il s’agit surtout d’aller toujours plus loin dans les facettes d’une expérience utilisateur, pour fournir davantage de possibilités et affiner sa compréhension des usagers.
Il s’agit aussi de fournir d’autres moyens de communiquer : s’il est aujourd’hui difficile de se passer d’emojis dans les messageries instantanées, peut-être que le futur nous réserve toute une palette de retours haptiques qui deviendront indispensables aux échanges numériques.