Le design fiction est à la mode
On le retrouve à la une des grands magazines (Nouvel Obs), en thème phare des expositions (Sens Fiction, Nantes), jusque dans les conseils aux entreprises (Usbek & Rica) et au programme du Mois de l’Innovation sur le site des services publics. Le design fiction est partout, et il attire les foules.
Il n’en a pas toujours été ainsi : le design fiction est né loin des stratégies des organisations et entreprises privées. Plutôt subversif et expérimental, il était au contraire réservé à des expositions alternatives, et avait des allures d’art engagé.
Ce temps est pourtant révolu: la publication d’ouvrages comme Jouer avec les futurs: comment utiliser le design fiction pour faire pivoter votre entreprise marque l’entrée du design fiction dans la boîte à outils mainstream des organisations.
Futur, technologie, fiction et créativité sont autant d’ingrédients largement plébiscités par les acteur·rice·s de l’innovation qui s’emparent avec enthousiasme de cette combinaison attractive et intrigante.
Alors, on s’est posé la question : le design fiction est-il devenu mainstream ? On a voulu faire le point sur cette pratique, son histoire et ses rôles actuels.
Déjà, le design fiction, qu’est-ce que c’est ?
Le design fiction est une discipline prospective qui questionne les implications socio-culturelles et éthiques des tendances émergentes (telles que les innovations technologiques et les nouveaux usages) via une approche de conception.
Une design fiction en est le résultat, la production qui en découle.
Trois design fiction emblématiques
En 2002, une invention révolutionnaire fait la une du Time et est relayée dans plusieurs grands médias dont Wired et la BBC.
Composé d’un mini vibreur et connecté à Internet, l’implant nécessite une simple chirurgie. Le téléphone dentaire permet ensuite à l’utilisateur de “recevoir des informations aux moments où l’utilisation de la technologie serait inappropriée”. L’invention (James Auger et Jimmy Loizeau) est en fait fictive, et un prétexte pour attirer l’attention sur les futurs enjeux des télécommunications.
L’exposition de Dunne et Raby (2012-2013) est consacrée à un univers futur où le Royaume-Uni est séparé en quatre territoires qui ont chacun leur gouvernance et usages propres :
-
- Les Digitarians, une technocratie totalitaire qui contrôle la population grâce à des algorithmes et du tracking,
- Les Communo-nucléarists : qui vivent dans le luxe, à l’intérieur d’un train qui ne s’arrêtent jamais (non sans rappeler Snowpiercer) grâce à une énergie nucléaire illimitée,
- Les Bioliberals : des sociaux-démocrates cultivant un développement technologique, en symbiose avec la nature, en fonction des ressources disponibles,
- Les Anarcho-evolutionists : des bio-hackers ayant abandonné les autres technologies et expérimentant uniquement sur leurs propres corps.
Véhicules autonomes, digitalisation, répartition des richesse, limitation des populations, quantified-self, etc. sont autant de problématiques sociétales déjà existantes.
L’objectif n’est pourtant pas de prédire l’avenir mais plutôt de provoquer un débat, une réflexion, une remise en question sur le présent et le futur. United Micro Kingdoms affiche très explicitement la dimension politique du design fiction.
3. Le TBD Catalogue
Résultat du Near Future Lab, qui a notamment réuni des designers, des écrivains et des ingénieurs (comme Julian Bleecker, Nicolas Nova ou encore Bruce Sterling), le TBD Catalogue (2014) existe dans un futur proche “ordinaire” où la place des technologies dans les quotidiens a encore augmenté.
Le catalogue propose ainsi divers produits existants au sein de cet univers. Si les lunettes contre la foule (qui rétrécissent les personnes autour de vous) paraissent pour l’instant éloignée de notre réalité, la crème anti-microbes (pour être protégé-e des bactéries) ou le un robot qui vous fournit les meilleurs clichés de vos vacances (à partager sur les réseaux sociaux bien sûr!), ont un écho familier.
D’où vient le design fiction ?
L’histoire du design fiction
Dès la fin des années 1950, l’écrivain, journaliste et futurologue allemand Robert Jungk met en place les Zukunftswerkstatt, des Ateliers de l’avenir qui réunissent des gens qui réfléchissent ensemble à la société de demain.
L’auteur est convaincu que les décisions politiques, économiques et sociales ne devraient être accessibles en dehors des élites politiques, économiques et technocratiques.
Lors de ces Ateliers de l’avenir, il veut donner la parole à des populations généralement exclues de ces prises décisions et les faire participer à la conception de scénarios sociétaux alternatifs. Le format de l’atelier de design fiction est né.
Le terme design fiction
Le terme design fiction est quant-à-lui attribué à l’auteur de science-fiction Bruce Sterling. Celui-ci l’emploie notamment dans Shaping Things (2005), son livre sur l’avenir des objets et de la technologie.
En 2012, il en donne sa définition lors d’un entretien pour Slate Magazine : “le design fiction est l’usage délibéré de prototypes diégétiques pour suspendre les résistances face au changement.” Cette définition est généralement admise comme celle de référence.
“L’usage délibéré de prototypes diégétiques” de Bruce Sterling
La diégèse, c’est la situation spatio-temporelle d’un récit, d’une histoire, celle des personnages qui y évoluent. Une histoire peut se dérouler sur des siècles tandis que son temps de lecture (écoute ou visionnage) est bien plus court.
La durée diégétique de l’histoire c’est ce temps compris entre le tout début et la toute fin de l’histoire, et non la durée réelle écoulée pour son audience. De la même manière, la bande-son d’un film est uniquement entendue par ses spectateur·rice·s, pas les personnages du film. Par contre, si les héros écoutent une musique dans le film, il s’agit d’une musique diégétique : elle appartient à l’univers du film.
Ainsi un prototype diégétique est une production de design qui appartient au design fiction concerné : il existe et fonctionne uniquement dans ce monde. Cela le distingue d’un prototype de design qui représente un concept répondant à des contraintes du monde réel et ne crée pas une histoire et un espace-temps dans lequel exister.
Attention, le design fiction n’est pas un genre littéraire
Scénarios futuristes, écrivains, science fiction : l’ancrage du design fiction dans des univers imaginaires le rapproche d’un exercice de narration ou d’écriture créative.
Il se distingue pourtant d’une œuvre de fiction littéraire ou cinématographique.
Science-fiction, dystopie et design fiction
La science-fiction est un genre littéraire qui se passe dans le futur avec une composante scientifique et/ou technologique importante (conquête de l’espace, transhumanisme). Des exemples célèbres sont Le Cycle de Fondation (Isaac Asimov), Le Cycle de Dune (Frank Herbert) ou encore La Planète des Singes (Pierre Boulle).
Une dystopie dépeint une société imaginaire régie par une idéologie néfaste selon son auteur·rice (comme La Servante écarlate de Margaret Atwood). Lorsqu’elle contient une forte dimension technologique (comme dans la série Black Mirror), une dystopie peut aussi être une œuvre de science-fiction, mais ce n’est pas obligatoire.
Un projet de design fiction s’inspire de futurs potentiels, probables ou supposés pour imaginer de nouveaux services, produits ou espaces. Un scénario de science fiction ou une dystopie peuvent ainsi servir de point de départ, et notamment de cadre d’immersion, à un travail de design fiction. Mais l’approche fonctionnaliste du design fiction le distingue d’une approche littéraire : comme pour un travail de design, on se focalise davantage sur une expérience ou un usage.
Concevoir un véhicule pour le monde de la Planète des Singes est donc un exercice de design fiction. La Planète des Singes reste pourtant une œuvre littéraire de science-fiction, pas du design fiction.
Scénarios vs. scénarios d’usage
Les scénarios d’usage formalisent le projet imaginé
On utilise depuis longtemps les scénarios d’usage en design. Ce sont des moyens de communiquer sur un concept, et pas des exercices littéraires ou artistiques. Les scénarios l’ancrent dans le présent (ou dans un futur proche, imminent) et en fonction du périmètre immédiat du sujet (objet, service ou expérience à concevoir).
Le scénario d’usage peut être qualifié de “fictif” dans la mesure où il ne restitue pas une situation et des personnages existants. Mais il obéit à des contraintes bien réelles. Son objectif reste de prendre en compte et de simuler l’existant, dont les limitations technologiques. Il ne s’agit pas d’un scénario au sens littéraire du terme, ni d’une immersion.
Là où un scénario d’usage peut s’intéresser aux aspects culturels d’un périmètre de contraintes, il n’est pas explicitement modelé en fonction du contexte socio-politique.
Au contraire, l’ancrage spatio-temporel du design fiction est lointain ou carrément alternatif, hors du temps réel, et résolument en fonction d’une organisation socio-politique.
Et en quoi le design fiction se distingue-t-il…
Du design futuriste ?
Taxis volants, casquettes de réalité augmentée, voitures sans conducteur et bateaux solaires, sont autant de prototypes qui existent dans le monde réel. Ils sont futuristes mais pas fictifs.
Du design thinking ?
Le design fiction a besoin du design thinking pour étudier et comprendre le comportement, les habitudes et les usages afin d’identifier des problèmes ou des besoins. Mais le cadre du design thinking peut être fictif comme il peut être réel.
Du design spéculatif ?
Le design spéculatif (speculative design) utilise, comme le design fiction, des prototypes, mais n’en contextualise pas la conception dans un futur défini : il n’y a pas de narration. Le design spéculatif a tendance à avoir lieu dans un futur relativement proche.
Du design critique ?
Le design fiction propose le débat, le design critique intervient dedans. Le critical design a été popularisé par Dunne & Raby qui, selon leurs propres termes, utilisent des spéculations pour remettre en question des présomptions sur “le rôle que jouent les produits dans les quotidiens.” Le design critique est donc davantage une posture idéologique que le ou la designer peuvent adopter, pour développer et soutenir une argumentation dans le débat soulevé par son travail de design fiction par exemple, mais ça n’est pas obligatoire.
Des future studies ?
Les futures studies sont menées par des thinks tanks. Ces unités de recherche analysent les tendances sur un périmètre précis et proposent des scénarios d’évolution d’une situation actuelle réelle. Ces études sont souvent des sources d’inspiration pour mettre en place des stratégies de politiques publiques. Les futures studies sont donc des recherches dont découlent des solutions concrètes et réalisables prochainement.
Véhicules autonomes, digitalisation, répartition des richesse, limitation des populations, biotechnologies, etc., sont autant de problématiques sociétales déjà existantes. Les contraintes et objets présents dans les travaux de design fiction sont là pour interroger des idéologies, des organisations sociales. Il s’agit aussi de questionner des usages réels, émergents ou imminents. Créer des objets imaginaires ou des sociétés dystopiques n’est pas la finalité, l’objectif est plutôt de provoquer un débat, une réflexion, une remise en question sur le présent et le futur.