Adopte, Badoo, Bumble, Happn, Hinge, Meetic… Vous prétendez ne pas les connaître ? Pourtant, il suffit d’ouvrir n’importe quel app store : les applications de rencontre se multiplient.
Disclaimer : cet article n’est pas un palmarès des meilleures applications de rencontre, ni une critique de leurs promesses (premiers rendez-vous, folles rencontres ou, pourquoi pas, le coup de foudre).
On ne vous parlera pas non plus du caractère discriminant des algorithmes ou de la marchandisation de l’amour.
Et on vous épargne le couplet sur le naufrage de la sérendipité et la mort du romantisme… Ces sujets ont déjà fait couler beaucoup d’encre, et on n’est pas une agence matrimoniale.
Non, ce qu’on vous propose pour la Saint Valentin, c’est un compte-rendu d’enquête UX. Minutieusement menée et documentée par nos researchers et nos designers, cette petite étude explore la spécificité de l’expérience que proposent ces auxiliaires numériques à leurs utilisateur·rice·s.
On a donc décortiqué pour vous la manière dont ces applications fonctionnent concrètement, leurs parcours, leurs écrans, bref, le mille-feuille de fonctionnalités qu’elles superposent.
Et pour avoir un panorama des manières par lesquelles les applications de rencontre accompagnent, configurent et conditionnent les possibilités de l’échange et de la rencontre entre leurs utilisateur·rice·s, on a choisi de s’intéresser plus spécifiquement à Adopte, Bumble, Hinge, Happn, Fruitz, Once, Tinder, Veggly et We.
L’onboarding
Un schéma fonctionnel récurrent
Une fois téléchargées, l’ensemble des applications étudiées suivent une série d’étapes plus ou moins standardisées.
Après un écran interstitiel (qui renouvelle la promesse générale de l’application), l’utilisateur·ice est inévitablement invité·e à :
1. Composer son profil en renseignant différents types d’informations
2. Suivre un court tutoriel sur les fonctionnalités propres à l’application
3. Faire défiler les profils qui lui sont présentés
4. Faire l’expérience (exaltante mais fugace) d’une affinité réciproque : premier match (Tinder), smoothie (Fruitz), crush (Happn), etc
5. Engager une conversation avec l’heureux·se élu·e (et mettre cette affinité à l’épreuve d’un échange écrit… plus ou moins laborieux)
Mais ces applications lui donnent également accès à certaines fonctionnalités.
Un espace tableau de bord :
Il ou elle peut y gérer les paramètres relatifs à son profil ou à son compte.
Une panoplie de fonctionnalités payantes :
Elles lui permettent de contourner certaines contraintes imposées par l’application. Ces fonctionnalités autorisent par exemple l’utilisateur·ice :
- à augmenter le nombre de profils accessibles quotidiennement (Tinder, Happn) ;
- à prolonger la période pendant laquelle il est possible d’entamer une conversation (Bumble) ;
- à découvrir qui a liké son profil avant que le match ne soit effectivement sanctionné (Tinder, Happn, Bumble, etc.) ;
- à contacter directement l’utilisateur.ice de son choix indépendamment de toute affinité déclarée (Tinder, Once, etc.) ;
- à filtrer les profils affichés selon des variables déclaratives spécifiques (Happn, Fruitz) ;
- à contrôler les informations visibles par les autres utilisateur·rice·s (Tinder, Happn) ;
- à supprimer les encarts publicitaires disséminés dans la pile de profils (Tinder, Happn).
Diverses fonctionnalités locales:
Propres à chaque application, elles vont des modalités de signalement des profils frauduleux à la possibilité de tester les talents de dessinateur·rice de son interlocuteur·rice.
Le parcours détaillé
1. Le choix de l’application
La cristallisation d’une promesse
Car l’expérience commence en dehors des applications : sur un store. En dehors des publicités extérieures, c’est le premier touchpoint, le premier contact avec l’utilisateur·rice.
Le choix de telle ou telle application est évidemment un enjeu important pour gagner des parts de marché, les applications se mettent donc en scène à travers un UX writing et des illustrations choisis.
C’est ainsi qu’elles annoncent la couleur et circonscrivent l’horizon d’attente de l’expérience qu’elles proposent.
2. L’inscription
Créer un profil satisfaisant pour soi et les autres
Après avoir au moins donné une adresse e-mail ou un numéro de téléphone valide, l’application demande invariablement :
- Le genre, parmi une liste variable d’alternatives, avec parfois une binarité imposée.
Pour celles qui permettent la non-binarité de l’utilisateur·rice, on note plusieurs stratégies : l’indétermination de l’Autre (Veggly) ou du Non-Binaire (We), ou la spécialisation des listes alternatives (Hinge, Bumble, Tinder).
- Renseigner la nature de la recherche : des hommes, des femmes, ou des femmes et des hommes. Mais, cette-fois, y compris pour les applications qui permettent de créer un profil non-binaire, exit la possibilité de recherche un partenaire non-binaire…
- Certaines applications proposent de qualifier la nature de la relation recherchée (Bumble : Une relation sérieuse, Rien de trop sérieux, etc.).
- Ensuite, l’utilisateur·rice est guidé·e à travers un menu d’options à sélectionner ou de cases à renseigner sur elle-même ou lui-même. Cela peut prendre différentes formes : des questions (Happn), une mosaïque de pictogrammes (Once) ou de bulles cliquables, qui permettent à l’utilisateur·ice d’élaborer sans avoir forcément à rédiger.
- Pour préciser le profil, il existe différents formats pour détailler davantage, avec des renseignements divers pouvant aller des goûts du quotidien aux marqueurs identitaires : préférences alimentaires, pratiques sportives, orientations politiques et religieuses, destinations touristiques favorites, rapport à la parentalité, valeurs privilégiées chez le ou la partenaire idéal·e, etc.
- Enfin, il faut ajouter sa ou ses photos. Selon les applications, le nombre de photos requises varie. L’option Smart photos de Tinder propose même de les tester pour trouver la meilleure et réviser l’ordre dans lequel elles sont affichées.
3. Le tutoriel
Swipe or not swipe ?
Comme pour beaucoup d’outils numériques, il est proposé à l’utilisateur·rice un tutoriel à travers lequel l’application dit : voilà ce que je peux faire (fonctionnalités valorisées), et voilà comment me le faire faire (gestuelle prescrite).
Le tutoriel de Fruitz se distingue par la particularité de moins expliciter les fonctionnalités de l’application que son vocabulaire. L’univers de Fruitz étant, comme son nom l’indique, décliné autour des fruits, il a son propre codage (Pastèque, Pêche, Raisin, Cerise) qui correspondent à des intentions et des attentes de ses utilisateur·rices.
Ainsi, dans le tutoriel, on apprend d’entrée de jeu qu’un·e utilisateur·trice qui affiche une cerise sur sa photo de profil est “à la recherche de sa moitié” alors que celui ou celle qui arbore une pastèque cherche prioritairement “des câlins récurrents sans pépins”.
Les autres applications proposent plutôt l’explicitation d’un geste devenu quasi-standard : le swipe.
Quoique… Dans les cas d’Happn, Bumble et Once, ces tutoriels visent en fait plutôt à véhiculer un positionnement sur leur approche de la navigation de leur catalogue de profils. Car, si elles fournissent un large choix de profils, elles ne tiennent pas toutes à présenter une logique d’abondance.
En effet, si le swipe favorise une consommation cathartique des profils affichés, les gestes concurrents encouragent – intentionnellement ou non – les utilisateurs à consacrer davantage de temps sur chaque profil et à peser plus sérieusement les conséquences de leur geste.
Ainsi le geste imposé par l’application assigne une posture à l’utilisateur·rice et lui suggère une certaine manière d’envisager le processus de recherche auquel il participe.
4. Le tableau de bord
Au-delà de l’expérience utilisateur, la stratégie
Comme dans la plupart des espaces personnels numériques, le tableau de bord des applications de rencontre permet à l’utilisateur·ice de revenir sur son profil et d’éditer les différentes informations.
Toutes les informations ne peuvent toutefois pas être amendées de la même manière. Sur Tinder par exemple, l’âge et le nom définis dans les étapes précédentes sont, pour ainsi dire, intouchables dans la mesure où ces variables qualitatives sont étroitement liées à la manière dont le profil de l’utilisateur·rice est exposé aux autres utilisateur·rices.
Les clichés sélectionnés et la description autobiographique peuvent en revanche être revisités à tout moment – notamment lorsque l’utilisateur·rice, ayant saisi les usages implicites de l’application, décide d’ajuster sa stratégie d’utilisation.
Sur Fruitz, par exemple, si la description du profil peut être laissée vierge pour un temps, elle peut rétrospectivement être réinvestie par l’utilisateur·rice de manière à expliciter l’envie qui motive sa recherche (Cerise, Raisin, Pastèque ou Pêche) et, ce faisant, contourner l’une des fonctionnalités payantes de l’application.
Selon les applications, le tableau de bord permet également à l’utilisateur·ice d’éditer les divers Modes de vie (Tinder), Lifestyle, Goûts et Atouts (Adopte), sa taille, sa pratique sportive, son signe astrologique ou son régime alimentaire (Veggly), etc.
Mais, surtout, le tableau de bord de la plupart de ces applications permet de paramétrer la géolocalisation de la recherche ainsi que de régler la tranche d’âge des profils auquel l’utilisateur·ice souhaite être exposé.e.
C’est aussi là que se produit le réglage des fonctionnalités payantes auxquelles l’utilisateur·rice décide d’accéder. C’est donc aussi l’occasion, pour les applications, de proposer (moyennant un investissement) de lever certaines restrictions délibérément conçues et d’élargir son champ d’usage.
5. Le match et les ice-breakers
Salut, ça va ?
Occasionnellement, le parcours d’utilisation et le défilement des profils pourra être interrompu par un match (Tinder), un crush (Happn), un veg match (Veggly) ou un smoothie (Fruitz), soit un intérêt partagé.
Le design de ces écrans joue un rôle crucial dans la satisfaction des utilisateur·rice·s.
Si la conversation galante et la rencontre amoureuse sont les véritables fins de l’usage de ces applications, ils événementialisent la réciprocité de l’affinité et ouvrent l’espace d’une conversation possible.
Outre l’animation de ces écrans, les éléments de langage retenus dans leur conception intéressent dans la mesure où – Vous plaisez à X (Tinder et Happn), X aime ton profil (Once) – ils flattent l’utilisateur·ice, confirment sa démarche et le potentiel de séduction du profil qu’il ou elle s’est constitué lors des étapes précédentes.
L’enjeu majeur à ce stade est d’entamer une conversation avec votre destinataire tout en se démarquant de ses autres admirateur·rice·s. Commencer une phrase par “Salut, ça va” est rédhibitoire pour certains profils qui en font un critère de sélection.
Pour fluidifier l’interaction, certaines applications (Happn, Bumble, Fruitz) proposent dès ce stade des suggestions de début de conversation, des ice-breakers.
Il est par exemple demandé aux utilisateur·rice·s de liker une partie du profil (photos, réponse à une question de présentation, choix musicaux ou bien l’échantillon du timbre de voix) comme par exemple sur Happn ou Hinge qui propose au passage de commenter la “zone” aimée.
D’autres applications misent sur le côté ludique et proposent de casser la glace en proposant des quizz, ou des mini challenge dès l’introduction de la conversation (Fruitz – We – Bumble).
L’interface d’échange ressemble à une messagerie standard tel que Messenger ou Whatsapp. Il n’est que très rarement possible, de façon gratuite, de voir si un message a été lu ou ouvert.
Au niveau des contenus, Happn se démarque en proposant un large éventail de possibilités, du simple message, à l’échange de musique, en passant par la possibilité d’un appel en visio.
Certaines applications se montrent réticentes au partage de photos ou vidéo (notamment pour lutter contre le harcèlement) comme Tinder, Adopte ou bien Veggy. D’autres estiment que la possibilité de voir leur prochain date avant la rencontre IRL rassure les utilisateur·rice·s.
6. La sécurité
Surveillez-vous les uns les autres
Il existe un grand nombre de faux profils sur les applications de rencontre. Ceux-ci ont été créés afin d’exploiter la disposition à espérer des utilisateur.ices et de leurrer les plus crédules. Les modalités de ce leurre sont obscures et vont de la promotion de services payants à l’extorsion en bonne et due forme. Récemment, The Tinder Swindler a levé le voile sur les ressorts d’une arnaque particulièrement spectaculaire. Pour éviter cela, les applications déploient différentes stratégies.
- Vérification des profils : L’application (Tinder, Bumble) demande par exemple à l’utilisateur.ice de réaliser un cliché en adoptant une pose particulière afin de confirmer la réalité de son profil. Le profil reçoit alors la marque d’une vérification désormais récurrente sur la plupart des réseaux sociaux.
- Conseils : Tinder par exemple propose un espace “Sécurité” dans lequel, des astuces et des quizz sont proposés afin de “rester en sécurité sur Tinder et IRL”.
- Signalement : une possibilité proposée sur la majorité des applications, parfois de manière peu visible. Les suites d’un signalement peuvent aussi parfois manquer de transparence. Par exemple, sur Adopte, un message de l’application signale que les liens sont coupés sans pour autant définir si le compte signalé sera bloqué ou banni de la communauté.
Ce qu’on retient
L’expérience d’utilisation offerte par les applications de rencontre mérite d’être prise au sérieux tant elles sont au centre des usages connectés contemporains. Notre enquête a toutefois permis de constater la très forte standardisation des parcours utilisateur qu’elles proposent.
Par ailleurs, notre enquête met au jour une dynamique ambiguë, qui oppose la standardisation des interfaces à la spécialisation des services proposés. En effet, d’une part, ces applications semblent se spécialiser fortement et composer un marché hautement atomisé. Chaque application y va de sa spécificité, de sa fonctionnalité originale, de sa conception particulière de la rencontre, de sa promesse euphorique…
D’autre part, les logiques d’usage et les interfaces mises au point par les applications de rencontre étudiées semblent itérer à partir du précédent établi par Tinder. Elles reprennent les recettes fonctionnelles les plus efficaces, les croisent, les recombinent et les recomposent pour produire une application différente à partir de formats, de fonctionnalités et de promesses analogues.